Entre tradition et modernité : La réflexion de Lionel Attere sur l’héritage yoruba

L’exposition Ogùn : Héritages de Lionel Attere à la Maison rouge de Cotonou (du 20 mars au 13 avril 2025), s’impose comme une immersion dans les profondeurs de la culture yoruba. Originaire de cette tradition, Attere s’attache à en révéler les subtilités et à en questionner les mutations à travers un prisme résolument contemporain. L’art yoruba, riche en symboles et traditions, s’est historiquement inscrit dans une dynamique de transmission et d’adaptation. Ce dialogue entre héritage et création nourrit le travail de l’artiste, qui en extrait des questionnements essentiels sur la place du sacré, du féminin et des structures sociales dans le monde actuel.

S’appuyant sur des recherches approfondies, Lionel Attere enrichit sa réflexion avec des références littéraires telles que Yoruba de Babatunde Lawal (Éditions 5 Continents), Union matrimoniale dans la tradition des peuples noirs de Fatou Kiné Camara et Saliou Samba Malaado Kanji (Éditions L’Harmattan), et Flash of the Spirit: African & Afro-American Art & Philosophy de Robert Farris Thompson, entre autres. Ce travail de documentation transparaît dans l’ensemble de l’exposition, où il ne s’agit pas seulement d’exalter la mémoire, mais aussi de la confronter aux réalités contemporaines. Cette tension entre passé et présent se retrouve notamment dans la diversité des médiums employés : peinture, photographie et installation se répondent pour esquisser une vision fragmentée mais cohérente de son propos.

Dans certaines de ses œuvres, Lionel Attere intègre une influence marquée par la peinture de la Renaissance, notamment dans la composition et la symbolique de certaines scènes. Il s’inspire des maîtres de cette époque pour structurer ses images et renforcer l’impact visuel de ses sujets. L’œuvre Sauveuse du monde, représentant la Iyami Ajè (icône de la puissance féminine dans la croyance yoruba) dans une posture rappelant celle de Jésus-Christ de l’œuvre Sauveur du monde (Salvator Mundi), en est un exemple frappant. Ce choix iconographique, évoquant les représentations christiques de la Renaissance, suscite un questionnement sur la place des figures féminines dans le sacré et leur rôle dans les cultes endogènes. Attere joue ici avec les codes de l’iconographie chrétienne pour proposer une lecture contemporaine des questions de pouvoir et de spiritualité.

Dans Matriarcat 2 et Corps Sacré, thématiques centrales de l’exposition, Lionel Attere prolonge une réflexion amorcée lors de son exposition à l’Institut Français de Cotonou. Matriarcat 2 explore la centralité de la femme dans la culture yoruba, la positionnant comme figure de transmission et de pouvoir. Cette série picturale met en lumière la place de la femme dans la société traditionnelle et contemporaine, à travers des représentations puissantes et nuancées. De son côté, Corps Sacré est une série photographique qui interroge le retour des divinités yorubas prenant possession du corps humain. Ces œuvres, en conjuguant matérialité et spiritualité, suggèrent une porosité entre visible et invisible, entre mémoire et actualité.

Iyami (sacrifice) 80×100 cm
mixte: acrylique fumée de lampion à pétrole sur toile, 2025

L’installation occupe une place centrale dans l’exposition, renforçant le caractère immersif de la démarche de Lionel Attere. L’un des éléments marquants est une mise en scène où une coiffe guèlèdè repose au sol, tandis qu’un récipient posé sur cette coiffe contient du riz et des livres. Cette image forte questionne la transmission du savoir : que retenons-nous réellement de notre héritage ? Comment se mêlent culture matérielle et immatérielle dans la constitution des identités ? Dans le même esprit, les pots en argile peints de motifs évoquent le travail artisanal des femmes yoruba, soulignant leur rôle fondamental dans la structuration sociale et culturelle, ainsi que la présence de certaines divinités féminines qui accompagnent la Iyami Ajè dans son message.

Un autre élément significatif est l’utilisation du tami, un tamis traditionnel servant de support au travail de l’artiste. L’utilisation de ce matériau, constitué de boîtes de tomates recyclées, constitue pour l’artiste une manière de contribuer au bien-être de notre écosystème, un symbole de dualité qui interpelle la cohabitation des bonnes et mauvaises énergies, mais également un lien invisible qui est noué entre sa mère et lui. Le premier tamis utilisé par Lionel Attere a été récupéré dans la cuisine de sa mère. Ce geste intime éveille une réflexion chez lui sur la place de cet objet dans la culture africaine et yoruba, et sur ce qu’il symbolise dans la vie quotidienne. Le tami, en tant qu’outil de sélection et de purification, devient un symbole puissant de l’acte de tri entre les générations et de la transmission des savoirs.

On observe aussi dans certaines de ses œuvres la présence de la fumée. Cet élément témoigne de l’importance accordée à l’invisibilité dans le travail de l’artiste. Lionel Attere utilise la fumée issue de lampes traditionnelles pour réaliser certaines œuvres, une technique inspirée de son enfance, lorsqu’il s’amusait à dessiner dans les traces laissées par la fumée du feu de bois et de charbon dans la cuisine de sa mère. Ce procédé, à la fois intime et expérimental, traduit une volonté de faire dialoguer souvenirs personnels et mémoire collective.

Toutefois, certaines œuvres de Lionel Attere ne font pas l’unanimité. Iyami 3, où il représente une femme crucifiée, soulève des débats. Si cette œuvre s’inscrit dans la continuité de ses questionnements sur le féminin sacré, elle interroge aussi la réappropriation des codes religieux dans un contexte artistique. L’image d’une femme sur la croix n’est pas anodine : elle confronte le spectateur à des questionnements sur la souffrance, le sacrifice et la place du corps féminin dans la symbolique chrétienne. Cette œuvre, en déplaçant le point de vue traditionnel, suscite à la fois admiration et controverse, révélant la capacité de Lionel Attere à provoquer des discussions profondes sur l’héritage culturel et spirituel.

À travers Ogùn : Héritages, Lionel Attere ne propose pas une simple célébration de la culture yoruba, mais un questionnement critique sur ses mutations et ses enjeux contemporains. Il confronte l’héritage au présent, met en tension le sacré et le profane, et pousse le spectateur à s’interroger sur ce qui constitue véritablement une identité culturelle. Son travail s’inscrit ainsi dans une réflexion plus large sur la manière dont les artistes africains s’approprient et réinterprètent leur histoire, face à une scène artistique où les influences occidentales restent prégnantes. Ne sommes-nous pas aujourd’hui témoins d’un art africain qui, bien que riche de ses racines, se construit en grande partie à travers des prismes esthétiques et conceptuels venus d’ailleurs ?

Jeff Eric Atchado
Histoire de l’art
Fondateur de Nùdídé